Comment dire Tolstoï ? Comment, une nouvelle fois, esquisser ce geste presque impossible : résumer Tolstoï ? Le défi littéraire n'est pas des moindres, pourtant le voici relevé, avec grâce et intelligence, par la nouvelle biographie de Christiane Rancé. Cette essayiste, biographe de Simone Weil, a effectué un important travail de recherche en amont. Elle signe un livre foisonnant mais succinct, complexe mais limpide. Qu'est-ce qui distingue cette biographie des autres, celle de Romain Rolland, par exemple ? "Je souhaitais montrer qu'il n'y a pas de rupture entre deux hommes, comme on l'a trop souvent écrit, explique Rancé. Comme si, après Anna Karénine, Tolstoï se stérilisait, s'éteignait à lui-même, se reniait... Alors qu'il produit ensuite Résurrection, La Mort d'Ivan Ilitch, et ce dernier texte sublime, écrit presque à l'insu de son entourage, Hadji Mourat, une ode à la vie et à la liberté éblouissante, où absolument rien n'est renié. Je voulais réconcilier ces deux Tolstoï qu'on disait incompatibles, et en dégager la clé d'une quête métaphysique qui, au fond, reste toujours la même." Cette clé, c'est une tension permanente vers un déploiement qui le dépasse lui-même. Une vision qui embrasserait toutes les contradictions.
Tolstoï, le pas de l'ogre commence par des tableaux de vie. Naissance, enfance, premiers souvenirs sensoriels. Né le 28 août 1828, à Iasnaïa Poliana, le domaine maternel, Tolstoï souffrira atrocement de la mort prématurée de sa mère. "Je ne me souviens absolument pas de ma mère. J'avais un an et demi lorsqu'elle mourut. Par un curieux hasard, il n'est resté d'elle aucun portrait, de sorte que je ne peux me la représenter en tant qu'être physique réel." De cette absence, Tolstoï semble tirer, très jeune, un principe créatif. Pour commencer, ce sera le monde alentour, le monde naturel, qui s'ouvrira à lui dans une effusion mystique. Il se sent né de cette nature, et participe de sa sensualité. Un "don des sens" qui est sans doute son "premier génie".
Très vite, Lev abandonne ses études de droit et se jette dans les livres. Son grand-père, le prince Volkonski, a créé une bibliothèque de 14 000 livres. Tolstoï s'en nourrit et croît intellectuellement à une vitesse prodigieuse, convaincu de n'être "pas né pour être comme tout le monde". Son physique s'avère à la mesure de son intellect. "Tout est énorme chez lui, écrit Rancé, le nez, les oreilles, les mains, les pieds, et l'ivresse de lui-même."
A 33 ans, il bouillonne de vitalité. Il a déjà vécu au Caucase, guerroyé en Crimée, énormément écrit, et voyagé : Sébastopol, Saint-Pétersbourg, la toundra, la steppe, rien de ce qui est russe ne lui est étranger. En 1865, dans Le Messager russe, paraît le premier épisode de Guerre et Paix. Jamais Tolstoï ne semble aussi heureux que tout au long de cette rédaction. Selon Rancé, "au moment où la défaite de Sébastopol plonge la nation dans un marasme moral, cette oeuvre impose sa volonté de préférer au néant la lumière. Le cycle fécond de la vie s'y déploie. Tolstoï fait triompher l'homme, dans sa singularité, contre l'Histoire, et affirme ainsi son amour de la vie".
Une nuit, néanmoins, dans une auberge, en 1869, Tolstoï fait l'expérience du néant. Il est pris d'une tristesse, d'une angoisse, d'une terreur qui dès lors s'étendra à l'ensemble de sa vie, comme une maladie mortelle. "Je suis ici", lui avait murmuré la mort. A l'ivresse du festin de la vie succède une solitude irréductible et sournoise. "A présent moi aussi je ne vois que ce qui est ; je saisis, je comprends, mais je ne vois pas au travers, avec amour, comme avant." En vérité, il peine à aimer Dieu comme avant. Il voudrait croire "avec son intelligence", et construit une théologie négative et un principe de non-résistance au mal qui inspirera Gandhi. "Le Royaume de Dieu est en vous" devient son message, accompagné d'une attaque virulente contre l'Eglise. Son art a changé. Il a renié l'esthétique de ses propres livres, et signe désormais pamphlets et oeuvres plus didactiques. Sa source d'inspiration s'est-elle simplement tarie, comme on l'a trop souvent supposé ? Non. Selon Rancé, il s'agit certes d'un tournant existentiel violent, mais la quête forcenée de sens reste toujours la même, enracinée dans une spiritualité du travail, une extraordinaire rage de dépassement de soi.
Et brusquement, çà et là, l'étonnement de la vie renaît. Un mois avant sa mort, Tolstoï écrit : "Dieu respire par nos vies et par toute la vie du monde. Lui et moi c'est la même chose. Dès qu'on a compris cela, on est devenu Dieu." Puis il prendra la fuite, pour mourir dans une station de train à Astopovo. "Nitchevo", "ce n'est rien", sera son dernier mot.
TOLSTOÏ, LE PAS DE L'OGRE
de Christiane Rancé. Seuil, 272 p., 19 €.
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